« LA FRANCE EN MORCEAUX » Tel est le titre d’un document de travail de l’Institut Montaigne, réalisé avec le cabinet Elabe, dans le cadre de son baromètre des territoires 2019.

En l’espace de 20 ans, la structure sociale et spatiale de la France s’est profondément modifiée.
En deux générations, le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur a doublé, passant à plus de 40% des sortants de la formation initiale chaque année.
Les emplois sont de plus en plus concentrés dans le cœur des métropoles, alors que le périurbain a capté une grande partie de l’habitat.
Ces mutations ont créé de nouvelles fractures qui séparent aujourd’hui une France qui va plutôt bien et a pu tirer parti de ces évolutions, et une France qui se sent mise à l’écart et a le sentiment de perdre sur toute ou partie des tableaux.
Alors que la peur du déclassement semble ne plus épargner aucune catégorie sociale et que de nombreux Français partagent le sentiment diffus de vivre dans une société inégalitaire et injuste, le Baromètre des Territoires a choisi d’explorer l’impact de ces fractures sociales et territoriales sur l’adhésion au récit national et l’« envie de faire France commune ».
La France d’aujourd’hui est-elle une mosaïque de territoires qui s’opposent, ou est-elle la somme d’une pluralité de situations socio-économiques qui dépassent les fractures territorialesobjectivement observables ? Quel regard les Français portent-ils sur le territoire dans lequel ils vivent ? Est-il un lieu où ils réalisent et épanouissent leur projet de vie, ou un espace qui les entrave et les assigne ?
Autrement dit, que faut-il attribuer aux facteurs économiques et sociaux et que faut-il attribuer à la géographie et à la présence de l’Etat dans nos territoires (aménagement du territoire, offre de services publics) ?
Le Baromètre des Territoires analyse la France d’aujourd’hui avec un double regard : sociologique et territorial.
En croisant des données portant sur le bonheur privé, le lien social, la perception du lieu de vie et de l’habitat, le sentiment de justice sociale, les attentes comparées aux réalités en matière de qualité de vie, d’accès aux services publics et aux infrastructures et la capacité à se projeter dans l’avenir, le Baromètre des Territoires dresse un portrait inédit des Français, de nos territoires et de notre pays.
Les Français font le récit d’une vie privée heureuse, en très grande partie nourrie par les petits et grands bonheurs de la famille et du cercle proche qu’ils se sont choisi et sur lequel ils savent pouvoir compter. Dans la plupart de nos régions, ce bonheur privé se prolonge du sentiment qu’il fait « bon vivre » dans son quartier, dans sa commune, quelles qu’en soient les réalités socioéconomiques.

Cet espace personnel est pourtant percuté de plein fouet par la crise du pouvoir d’achat et le sentiment désormais majoritaire de vivre dans une société produisant relégation et exclusion. Quel que soit leur capital socio-culturel et patrimonial, une majorité de Français exprime un même sentiment d’injustice et s’indigne des inégalités qui fracturent notre pays et fragilisent les parcours.

Bonheur privé et violence sociale sont néanmoins modulés – atténués ou amplifiés, par le rapport subi ou choisi que nos concitoyens entretiennent avec leur territoire et avec la mobilité sociale.

Le Baromètre des Territoires révèle quatre grands types de trajectoires sociales et territoriales, qui coexistent dans notre espace national :
- 21% des Français sont affranchis des contraintes territoriales et sociales : ils ont peu d’attache territoriale, ils réalisent leur projet de vie sans entrave, ou ont les moyens socioculturels de surmonter les obstacles, de s’emparer des opportunités et de tirer parti des évolutions de notre société, telles que la numérisation de nos vies personnelle, sociale et professionnelle, l’Union Européenne ou la mondialisation (les « Français affranchis »).

- 22% font le choix résolu d’un enracinement dans leur territoire. Heureux de vivre là où ils ont choisi de vivre, leur bulle personnelle est un bouclier qui les protège de la violence sociale, sans pour autant la masquer (les « Français enracinés »).

- 25% sont assignés à leur territoire et subissent de plein fouet les inégalités sociales et territoriales (les « Français assignés »). Ils sont bloqués géographiquement et socialement. Ils dessinent leur avenir et celui de leurs enfants avec pessimisme.

- 32% vivent une forte tension entre leur aspiration à la mobilité sociale et territoriale et une difficulté à s’affranchir de leur situation socio-économique et des inégalités territoriales (les « Français sur le fil »).

L’aménagement, la qualité de la présence des services publics et la topographie socio-économique de nos territoires amortissent ou amplifient les fragilités individuelles. Ce faisant, ils facilitent ou entravent les trajectoires individuelles, et modulent naturellement le regard que les Français portent sur la vitalité de l’endroit où ils vivent. Néanmoins, le Baromètre des Territoires révèle que, sur le regard porté sur la société et l’évaluation de son propre parcours de vie, le pouvoir d’achat et le capital socio- culturel des individus sont des déterminants beaucoup plus puissants que les caractéristiques objectives de nos territoires.
Ainsi, ces quatre groupes de Français se côtoient, voire se croisent assez largement au sein de mêmes territoires (au sein d’une même région administrative, mais également au sein de territoires de vie objectivement homogènes en matière de services publics et de dynamisme économique).
Apparaît ainsi l’image d’une France en morceaux, qui expriment pourtant un commun attachement à la France et, à travers cet attachement, peut-être l’envie ou l’espoir d’un destin commun.
Heureux ET malheureux : un portrait paradoxal des Français
Au cours des dernières décennies, la France a connu des évolutions socio-économiques et sociétales majeures. L’essor de la mondialisation et les effets de l’intégration européenne ont généré davantage de flux économiques, plus de mobilité sociale et une multiplication des connexions territoriales. Ces changements ont dans le même temps généré des craintes, de l’instabilité et des incertitudes chez de nombreux Français.
En croisant entre elles des données portant sur le lien social, l’évaluation de la vie personnelle, du cadre de vie et de l’habitat, le sentiment de justice sociale, les attentes comparées aux réalités en matière de qualité de vie, ou encore d’accès aux services publics et aux infrastructures, nous parvenons à dresser un portrait original des Français illustrant un paradoxe résumé par la célèbre formule du sociologue Jean Viard « bonheur privé et malheur public ».
Premier enseignement de notre enquête, les Français évaluent positivement leur vie personnelle :
- 73 % des Français déclarent être heureux (dont 33 % très heureux) ;
- 67 % font le récit d’un équilibre trouvé entre temps de vie personnelle, familiale, sociale et professionnelle ;
- 61 % ont le sentiment d’avoir choisi la vie qu’ils mènent.
Dans la plupart des régions, cette vision positive s’étend aussi au territoire local :
- 66 % trouvent qu’il fait « bon vivre » dans leur quartier ou leur commune ;
- 59 % estiment que l’endroit où ils vivent va « plutôt bien ».
Mais dès que l’on s’éloigne de la sphère personnelle et locale sur des thèmes qui touchent leur vie économique ou celle du pays, les traces du pessimisme se font sentir. Le bonheur privé est percuté par la crise du pouvoir d’achat et le sentiment de relégation et d’exclusion :
- 78 % jugent la société actuelle injuste (dont 28% très injuste) ;
- 63 % sont convaincus qu’en France la réussite sociale est jouée d’avance et dépend beaucoup des origines des gens ;
- 42 % sont convaincus que la société dans laquelle vivaient leurs parents était plus juste ;
- 48 % vivent des fins de mois difficiles dont 35 % parviennent difficilement à finir leurs fins de mois en se restreignant, et 13 % sont obligés de puiser dans leurs réserves ou d’emprunter ;
- 50 % ont retardé ou renoncé à des soins de santé en 2018.
Cette crise du pouvoir d’achat et les représentations d’une société inégalitaire fragilisent la confiance et la capacité des Français à se projeter dans l’avenir :
- 47 % des Français seulement sont optimistes pour leur avenir personnel ;
- 45 % pensent que quand leurs enfants auront leur âge, ils vivront moins bien qu’eux ;
- 70 % sont pessimistes sur l’avenir de la société française (dont 26 % très pessimistes).
Malgré cette souffrance sociale, la France reste le point d’ancrage le plus rassembleur, loin devant nos territoires :
- 73 % des répondants sont attachés à la France ;
- 58 % à leur région ;
- 53 % à leur département ;
- 52 % à leur commune ;
- 45 % à leur quartier ;
- 34 % seulement à l’Union européenne.

https://www.institutmontaigne.org/publications/la-france-en-morceaux-barometre-des-territoires-2019
https://elabe.fr/wp-content/uploads/2019/02/barometre-territoires_principaux-enseignements_elabe.pdf