Face Book vient de lancer sa crypto-monnaie, Libra, opérationnelle en 2020. Un problème ?
Non, de multiples problèmes, soulevés par Gilles Babinet, digital champion de la France à l’Union Européenne, vice-président du Conseil National du Numérique, conseiller sur les questions numériques de l’Institut Montaigne, dans une interview pour Libération du 17/6/19 dont je reprends ci-dessous les éléments, soulevés aussi par le site de TTSO (Time To Sign Off) que je vous recommande fortement pour son analyse succincte, originale et souvent pertinemment décalée de l’actualité.
En résumé, selon Gilles Babinet, Libra pose 5 problèmes principaux. Et fondamentaux.
- Sa taille. Contrairement à un vulgaire lancement de carte de crédit, la monnaie de Facebook dispose déjà d’une base de client installée. Gigantesque. Facebook c’est 2,5 Mds d’utilisateurs. Dès le premier jour Libra sera (potentiellement) la monnaie « nationale » de 8 fois plus d’utilisateurs que le Dollar ou l’Euro !
- « La conjugaison entre un réseau social avancé et un système de paiement est précisément ce qui permet les systèmes de « crédit social » comme en Chine avec une sanction pour les mauvais comportements ». Bienvenue dans Black Mirror.
- Demain, rien n’empêchera Facebook de créer de la monnaie (offrir des prêts en Libra), un privilège étatique sur lequel toute la régulation économique mondiale repose.
- Pilotée par un ex-de chez Paypal. Libra semble bien s’apparenter au projet politique qui était celui de Peter Thiel (fondateur de PayPal et membre du board de Facebook) : créer un instrument permettant de « contourner les Etats ».
- « Facebook n’a pas démontré, loin s’en faut, sa capacité à avoir une gouvernance optimale dans ses projets ». Comme le dit TTSO : Vous avez aimé Cambridge Analytica, vous allez adorer Libra !
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Interview de Gilles Babinet (à titre personnel) dans Libération du 17/6 : «Il faut arrêter ce projet et mettre en place une concertation avec les Etats».
Pourquoi, selon vous, Facebook lance-t-il sa propre monnaie ?
Il y a aujourd’hui une compétition entre réseaux sociaux. En Chine, WeChat a intégré depuis longtemps un système de paiement, qui rencontre un grand succès. S’il ne lance pas un service équivalent, Facebook peut se mettre en danger et va avoir du mal à perdurer. Mais à la différence d’un autre réseau social, Facebook ne peut pas le faire sans concertation, à la fois pour des raisons de taille, d’historique et de gouvernance.
Quelles questions ce projet soulève-t-il ?
A propos des banques, on utilise l’expression «too big to fail», qui signifie «trop gros pour faire faillite». Dans le cas de Facebook, j’aurais plutôt envie de dire «trop gros pour faire n’importe quoi»… Chacun des mouvements de cette entreprise peut avoir potentiellement des implications immenses, comme on l’a vu avec le scandale Cambridge Analytica.
On ne peut pas lancer un système de paiement avec une échelle, à terme, de 2,5 milliards d’utilisateurs, sans une large concertation avec les parties prenantes, à commencer par les Etats, et ce pour cinq raisons. La première, c’est justement le nombre d’utilisateurs concernés. La deuxième, c’est que la conjugaison entre un réseau social avancé et un système de paiement est précisément ce qui permet les systèmes de «crédit social», comme en Chine, avec une sanction des «mauvais comportements». La troisième, c’est le risque que demain, Facebook se mette à faire du crédit, et donc de l’émission monétaire. La quatrième, c’est qu’un tel projet a, selon moi, une nature politique. Je me souviens de ce que disait Peter Thiel, qui siège toujours au conseil d’administration de Facebook, lorsqu’il a lancé PayPal : il le voyait comme un moyen de contourner les Etats… Enfin, la cinquième raison est que, par le passé, Facebook n’a pas démontré, loin s’en faut, sa capacité à avoir une gouvernance optimale dans ses projets.
Quel est le principal risque, à votre sens ?
A long terme, il y a un risque politique : celui de voir émerger une puissance monétaire en capacité, notamment, d’influencer les marchés. C’est peut-être à l’échéance de cinq ou dix ans, mais c’est un risque significatif.
Je ne vois pas Facebook rencontrer un succès dans les systèmes de paiement sans vouloir aller plus loin : si vous connaissez le comportement des gens, vous êtes capable de qualifier le risque attaché à l’utilisation de l’argent, donc de créer des produits financiers sophistiqués, des produits assurantiels… Et je ne les imagine pas se limiter à un système de transaction et ne pas venir, à terme, sur l’émission monétaire.
Vous vous êtes prononcé, à titre personnel, en faveur du démantèlement de Facebook…
Je l’ai fait un peu par provocation, et pour susciter le débat. Les gens ne se rendent pas compte qu’on a affaire à beaucoup plus qu’une petite innovation sympathique : ce type de projet peut potentiellement déstabiliser des entités économiques, des groupes sociaux, voire des systèmes souverains.
Je ne suis pas sûr qu’il faille vraiment démanteler Facebook, mais je suis certain qu’il faut en changer la gouvernance. On ne peut pas avoir des gens qui débarquent dans la vie de 2,5 milliards de personnes et disent : «On a parlé avec le gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre et avec quelques régulateurs, et on y va.» C’est inacceptable.
Quelles seraient les réponses à apporter ?
Il faut d’abord arrêter ce projet, et mettre en place une concertation avec les Etats, à commencer par le G7. Des débats citoyens seraient sans doute nécessaires : l’émission monétaire, les produits financiers, ce sont des sujets assez techniques, mais ce sont des enjeux importants. De façon plus générale, il y a une asymétrie entre les Etats qui cherchent à innover mais sont soumis à des règles, à des normes, et les innovateurs – le cas de Facebook est très emblématique – qui ont une culture de la rupture. Et cette asymétrie est très défavorable aux Etats. Il faut que nous ayons, entre les deux, la capacité à faire naître de l’innovation qui soit réellement au service du bien commun. Jusqu’à preuve du contraire, et même si c’est une plateforme fantastique, le bien commun n’est pas dans Facebook.